mercredi 17 octobre 2007

Lettre ouverte de Chau Sân

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LETTRE OUVERTE DE CHAU SÂN

"Cher SETHIK,

"Quand je pris connaissance de ton article, j'étais comme dans un rêve. Depuis sept mois j'étais un "voyageur solitaire qui traversais une forêt marécageuse peuplée de crocodiles et de dragons. La terre "ferme étant très rare les crocodiles me guettaient à chaque tournant et des fois quand j'étais vraiment fatigué je finissais même par me dire que je terminerai certainement ce voyage dans le ventre "de l'un de ces reptiles. Les uns portaient des chapeaux coniques et d'autres étaient vêtus de noir. "On m'avait bien promis qu'il y avait deux dragons qui me protégeraient et me guideraient jusqu'à ma "destination. Mais au lieu de cracher leur flamme contre les affreux crocodiles, les deux dragons se "contentaient de leur faire du charme. Un dragon peut-il être amoureux d'un crocodile ? Cela dépasse ma pensée. Parfois même ces dragons dirigeaient ses flammes contre moi, mais là c'était de ma faute : souvent je tirais la queue pour rappeler qu'ils étaient là pour terrasser les crocodiles et non pas pour leur faire du charme.

"Puis soudain voilà un autre voyageur. Est-il aussi solitaire ? Prend-il la même direction ? Peu importe! Devant des dangers aussi mortels, toutes ces questions deviennent secondaires et je décide donc de faire un bout de chemin avec ce voyageur. Ce voyageur, c'est toi. C'est ton droit de me refuser comme compagnon de voyage mais j'espère au moins que tu acceptes d'échanger quelques mots.

"A présent, j'ai deux certitudes: Nous avons pris le même itinéraire et nous nous dirigeons vers la même destination. Une seule question se pose, allons nous emprunter le même chemin? Avant de continuer nos routes, prenons le temps de discuter un peu.

"Abandonnons les rêves pour revenir à la réalité qui nous préoccupe. Pour mettre les points sur les i, je voudrais te dire que je partage entièrement tes analyses sur la situation de notre pays à quelques détails près (sur lesquels je veux revenir). D'autre part, il n'est pas possible d'avoir les mêmes analyses si on n'a pas les yeux fixés sur les mêmes objectifs.

"Chacune des phrases de ton article exprime une idée et chacune de ces idées a une telle importance et une telle intensité qu'il ne sera pas facile d'en extraire une partie pour alimenter nos discussions.

"Comme je ne peux pas citer les dix pages, je vais faire une tentative dans cet exercice délicat et hasardeux. Je vais citer quelques unes de tes phrases qui me paraissent une vérité criante :

"- Nul pourtant n'ignore que pour lutter contre le Parti Communiste vietnamien (PCV), ce qui importe le plus c'est de ne pas perdre de vue ne serait-ce qu'une seconde son objectif stratégique et de savoir déchiffrer à temps ses manoeuvres tactiques.

"- Tant il est vrai - vérité de la Palice - qu'on ne peut obtenir à la table de conférence plus que ne le permet le rapport des forces sur les champs de bataille.

"- Les Etats-Unis d'Amérique ont payé cher leur erreur, d'une débacle militaire et diplomatique sans précédent dans leur histoire. Le Cambodge, s'il oubliait cette leçon se verrait sanctionné par sa disparition pure et simple de la carte du monde, comme l'est déjà notre Kampuchéa Krom.

"- D'autre part négocier sous les conditions ennemies ne serait-il pas déjà une capitulation ? Ces prétendues négociations sans condition ne sont-elles pas en fait des négociations aux conditions vietnamiennes ?

"- Nous craignons fort que la seule voie possible pour recouvrer l'indépendance et la souveraineté de notre nation ne soit de continuer la lutte sous toutes les formes, plus particulièrement la lutte armée.

"- C'est pourquoi ne serait-il pas plus prudent de nous méfier des personnes bien intentionnées qui prétendent n'avoir aucun intérêt dans l'affaire, qui nous donnent des conseils ou des garanties et qui nous proposent des solutions qui démentent toutes les leçons de l'histoire. Les conseils sont gratuits, mais les conséquences, ce sont ceux qui ajoutent crédit qui les subissent.

"- Mais dure réalité, et c'est là le drame de notre combat, les forces du PCK continuent à être le fer de lance de la lutte armée contre les envahisseurs vietnamiens.

"- Car s'il s'agit d'un tribunal pour juger les crimes contre le peuple cambodgien, il faudrait juger d'abord les crimes actuels, c'est-à-dire ceux monstrueux que les envahisseurs vietnamiens continuent à perpétrer sur notre sol.

"- La réalité de notre lutte est ainsi faite. Si nous ne voulons pas nous laisser enfermer dans le dilème et ainsi condamnés à l'inaction il faut toujours lutter plus implacablement contre l'ennemi, le Parti Communiste Vietnamien, jusqu'à la libération totale de notre patrie. Affiler nos armes de combat n'exclut pas des négociations sur des principes de base bien établis en plein accord avec nos partenaires et nos alliés. Dans les relations internationales, les liens les plus solides sont ceux dictés par la convergence des intérêts.

"- Nous aurons à faire comprendre au PCK, par le jeu des rapports de force au sein de notre peuple, que si le pouvoir est au bout du fusil, le fusil seul ne peut le préserver et que, comme écrivait sous une autre forme Raymond Aron, si sans pouvoir militaire on ne peut rien, avec le seul pouvoir militaire on ne peut pas tout faire.

"- C'est dans ce contexte que se situe l'opération de charme par personnes interposées, la tactique de négociations prétendues sans condition entre parties cambodgiennes au sommet : entre le gouvernement de coalition du Kampuchéa Démocratique seul détenteur incontesté de la légitimité et de la légalité et un régime qui ne représente rien...

"- La guerre est une confrontation de deux volontés, celle du PCV est de fer. Si nous voulons la libération de notre patrie, il faut que nous nous armions d'une volonté de fer. Le chemin de notre lutte est encore âpre, dur et malaisé, mais le temps travaille pour nous et contre l'ennemi. La vietnamisation du Cambodge ne sera pas inéluctable, car notre peuple se bat avec acharnement sur le terrain et la situation dans le monde évolue en notre faveur.

"_ "C'est le fait d'un grand peuple que de savoir s'unir dans le malheur" a dit le Général de Gaulle, ce chef prestigieux de la France contemporaine. Puisse, pour la survie de notre nation, cette vérité être aussi la nôtre.

"Voilà, c'est long, et je n'ai pas la prétention d'avoir extrait tous les passages importants et j'espère que tu ne vas pas me réclamer le droit d'auteur.

"J'ai laissé entendre qu'il y a quelques détails sur lesquels je ne partage pas tes analyses. En réalité, il ne s'agit pas du tout d'un désaccord. Je voudrais tout simplement coupler tes idées pour souligner des points qui sont à mon avis vitaux pour notre peuple.

"D'abord à propos des Khmers Rouges que tu appelles pudiquement. Tu écrivais: "... la seule voie possible ... "est de continuer la lutte sous toutes ses formes, plus particulièrement la lutte armée". Puis tu ajoutais: "...le PCK ...parle déjà avec arrrogance comme seul maître du pays".

"La lutte armée contre les envahisseurs est donc ton option prioritaire. Une vraie armée nationale, encadrée par un mouvement nationaliste et démocratique est doublement indispensable. Malgré toute leur arrogance, les Khmers Rouges, sans soutien populaire, ne pouront pas emporter de victoire militaire dans un avenir prévisible. A long terme, cette victoire est envisageable voir certaine, il faudra une ou plusieurs relèves de générations.

"Ayant universalisé l'expression "PERDRE LA FACE" et étant une puissance mondiale, la Chine n'abandonnera jamais les Khmers Rouges sans avoir la certitude que la situation en Extrême-Orient évolue en sa faveur. Tu as rappelé la parole de Chou En Lai: "Dans les relations internationales, il n'y a que les intérêts d'Etat", A ma connaissance, cette parole est dans la bouche de tous les hommes d'Etat et notamment celle du Général de Gaulle. Même quand ils se mettent à "faire du social" ou à avoir de la compassion pour un peuple, c'est toujours dans l'intérêt de l'Etat, le leur et ce n'est que légitime.

"Un homme d'Etat ne peut en aucun cas avoir de la reconnaissance éternelle pour un autre Etat que le sien.

"Mais alors pour raccourcir le délai, celui de la victoire qui nous assure le départ des Vietnamiens, faut-il taire les monstruosités des Khmers Rouges et aider à effacer nos mémoires. C'est ce que veulent certains de nos compatriotes qui, au nom d'un concept mal dirigé, comme la solidarité nationale, nous demandent d'oublier nos morts donc de nous rendre complices de ce que tu appelles les fautes criminelles du PCK François Léotard disait: oublier les crimes du nazisme c'est nous rendre complices.

"Le retour des Khmers Rouges signifirait l'instauration d'une ère obscurantiste qui ne profitera qu'à l'ennemi. Donc si les Khmers Rouges reviennent, la disparition pure et simple du Cambodge de la "carte du monde" ne fait que se reporter à une date ultérieure.

"On n'arrivera jamais à faire comprendre au PCK quoi que ce soit si on n'est pas suffisamment défendu par les armes. Les Khmers Rouges ne changeront jamais de nature. Le Prince Sihanouk qui collaborait avec eux de 1970 à 1975 avait payé le prix fort, 4 ans de résidence surveillée et deux millions de morts, pour avoir négligé, oublié cette simple vérité. Il ne faut pas oublier que les Khmers Rouges et les Vietnamiens sont tous les deux de la même école, celle dirigée par ce grand maître barbu.

"Il est vain et inutile de demander aux Khmers Rouges de reconnaître les erreurs dans l'intérêt national. Des dirigeants qui savent où se trouvent l'intérêt national n'exterminent pas deux millions de leurs concitoyens por faire plaisir à un visionnaire farfelu.

"Pour nous, nationalistes, à l'égard des Khmers Rouges il n'y a qu'une seule attitude réaliste et cohérente : les laisser combattre les Vietnamiens (ils n'ont pas besoin de notre autorisation pour cela) et ne rien faire qui puisse les affaiblir militairement. Ils ne sont soutenus que par les Chinois et ces derniers, pour des raisons stratégiques ne les lâcheront jamais quoique nous puissions dire sur les comptes de leurs protégés. S'il y une faible chance de faire changer d'avis les Chinois, c'est de leur montrer que nous sommes capables d'assurer nous-mêmes l'avenir de notre pays. Mais cette chance a été gachée par les mouvements nationalistes, par leur incapacité. L'organisation militaire d'une armée communiste ne laisse aucune place aux informations portant atteinte au moral de ses troupes. En 1979, beaucoup de combattants de Pol Pot ignoraient les massacres perpétrés par leurs camarades depuis quatre années.

"Si les dirigeants de l'Angkar ne cédaient pas une seul pouce sur le terrain politique, si leurs ex serviteurs nous demandent de faire une parenthèse sur les deux millions de morts, c'est que les Khmers Rouges comptent bien revenir en force et ne compte pas partager le pouvoir avec un autre parti.

"Si les nationalistes ne renforcent pas conjointement la lutte armée contre les Vietnamiens et la lutte politique contre les Khmers Rouges, il ne sera pas possible de mobiliser le peuple cambodgien, de le cristalliser centre les ennemis, de le transcender. Dans ce cas là le chemin de la victoire et de la liberté restera définitivement fermé.

"Le rapport des forces sur le terrain, du côté de la résistance, est tellement en faveur des Khmers Rouges que les escapades du Prince Sihanouk depuis ce printemps ne remettront pas en cause fondamentalement les positions de chaque parti. Les bénéficaires de toutes ces initiatives seront les Vietnamiens et les Khmers Rouges et chronologiquement dans cet ordre c'est-à-dire que les premiers fruits seront pour les Vietnamiens mais le reste de la cueillette sera pour Pol Pot et sa bande.

"Avant d'aborder le deuxième point qui constitue le noeud de tous nos problèmes, je voudrais te poser une question, indiscrète: Quelle est ta recette pour écrire dix pages sur le Cambodge sans citer une seule fois les noms du Prince Norodom Sihanouk et de Monsieur Son Sann?

"A la dernière page de ton article on peut lire: ... le GCKD seul détenteur incontesté de la légitimité et de la légalité..., et au début: La légitimité d'un pouvoir puise ses racines dans l'adhésion de la volonté populaire.

"Ce serait une escroquerie de prétendre que le GCKD avait connu durant ces cinq années de son existence une période où il y avait une adhésion de la volonté populaire. Depuis bientôt deux ans des contestations sérieuses surgissaient de partout. On peut distinguer deux sortes de contestation. La politique pernicieuse des deux leaders nationalistes qui conduit à une impasse totale, à une situation bloquée. Et ce blocage qui fait ressurgir une deuxième mais ancienne contestation: l'alliance contre nature avec les Khmers Rouges. Je vais certainement soulever une polémique, mais à mon avis il est inexact de prétendre que le GCKD est en 1987 légitime. Par contre, on peut lui laisser le qualificatif légal et cette égalité puise ses racines de l'extérieur et particulièrement de l'ONU.

"Je comprends parfaitement pourquoi tu avais écrit cette phrase et je partage entièrement tes soucis. En effet, tu as montré de façon magistrale ce que les dirigeants de Hanoï sont en train de rechercher en ce moment: une parcelle de légitimité pour les fantoches de Phnom Penh et transformer une guerre d'agression en une guerre civile.

"Malheureusement pour nous les nationalistes, il y a deux personnes très haut placées qui sont prêtes à leur apporter ce cadeau sur un plateau. Que pouvons nous faire pour empêcher un acte aussi lourd de conséquences de se développer jusqu'à son terme? Je saisis l'occasion pour soulever la question sur la coalition ignominieuse avec les Khmers Rouges (ce sont là les termes du Prince Sihanouk). J'ignore si tu as déjà lu tous mes articles mensuels depuis le mois de mars. Dans le n°4 de CAMBODGE AN 8 du mois de juin, j'avais donné deux arguments favorables pour la constitution de ce gouvernement de coalition:

"- Eviter les combats sur le terrain entre compatriotes pendant l'occupation,

"- Occuper la tribune de l'ONU pour canaliser toutes les sympathies et les soutiens internationaux (cette tribune était occupée par les Khmers Rouges.).
"Puis j'avais ajouté : Pour remporter la victoire dans une guerre de libération il faut accorder la priorité à son propre peuple.

"Tu parlais de dilemme à propos de la présence des Khmers Rouges.

"Avant juin 1982, l'idée d'un gouvernement de coalition avec ces affreux Khmers Rouges n'était pas totalement mauvais (autrement elle n'aurait pas abouti) mais à condition de la considérer comme étant une étape et non pas comme une finalité. A mon avis c'est là encore une faute grave des deux leaders nationalistes et peut-être aussi une erreur d'appréciation d'une grande partie de l'opinion politique cambodgienne.

"Pouvait-on imaginer un seul instant qu'après la formation de ce gouvernement ignominieux les deux dirigeants nationalistes allaient négocier complètement le côté militaire de la résistance pour ne s'occuper que de la diplomatie et de la politique.

"De la part de Monsieur Son Sann cela n'était pas surprenant. Mais de la part du Prince cela dépassait l'imagination la plus fertile. N'avait-il pas déjà commis la même faute avec les Khmers Rouges de 1970 à 1975 ?

"Toujours est-il qu'àleur place j'aurais mis tous les efforts sur l'organisation de la lutte armée pour pouvoir finalement chasser les Khmers Rouges de ce gouvernement en préservant tous les acquis pour lui conserver sa légalité, à défaut de sa légitimité. Avec les Khmers Rouges il est impossible de mobiliser notre peuple et sans la mobilisation populaire il est impossible de chasser les Vietnamiens. Ces faits sont plus têtus que les hommes comme le Prince Sihanouk ou monsieur Son Sann.

"Mais voilà je n'étais pas à leur place et on ne peut pas bâtir une politique avec le conditionnel ni faire marche arrière à l'Histoire.

"Cependant cette supposition nous permet de mieux mesurer la gravité des fautes de ces deux personnalités.

"Maintenant nous sommes totalement dans l'impasse et pour sortir de cette impasse les deux leaders vont commettre la dernière faute grave de leur carrrière. Le Prince Sihanouk va rencontrer le fantoche Hun Sen. Mais en utilisant ton expression il ne réussira qu'à apporter une parcelle de légitimité à ce gouvernement fantoche. Aucun problème ne sera résolu et je me répète : seuls les Vietnamiens puis les Khmers Rouges vont tirer les marrons du feu allumé par un Prince à court d'imagination. On pourra toujours envoyer Chau San et sa plume au peleton d'exécution, cela ne changera rien.

"Cette remontade du Prince ne sera plus dans peu de temps qu'une triste et regrettable péripétie de notre très longue histoire, celle d'un peuple capable de bâtir le temple d'Angkor.

"Posons-nous à présent cette question capitale : Que devons nous faire ?

"D'abord ce que nous devons faire : Attendre un miracle ou un homme providentiel. Je reconnais que le ton de mon article est virulent, très virulent. A toi, cher Séthik, je peux te faire un aveu. Je suis un homme révolté. Je ne suis pas révolté contre les deux dirigeants nationalistes, car il y a longtemps que je n'attends plus rien de leur part, mais contre nos compatriotes. Ils me donnent l'impression d'être en train de regarder mourir le Cambodge en face.

"Contester deux leaders qui conduisent résolument la résistance dans l'impasse, leur demander de céder la place même en temps de guerre, n'est pas collaborer avec l'ennemi. Pour procéder dans l'ordre il faudrait d'abord comme point de départ nous RASSEMBLER sur une base précise dans un même mouvement armés d'une volonté d'acier, pour vaincre la volonté de fer de Hanoï. Ton article peut valablement constituer comme support de cette base. Partout, dans tous les coins du monde, les voix s'élèvent, mais encore très timidement, pour pousser dans ce sens.

DONNONS NOUS LA MAIN !!!

"Voilà, cher Séthik, ce que je voudrais te dire ce mois ci et j'aurais certainement beaucoup de plaisir à lire ta réponse.

Avec toutes mes considérations.

Chau Sân

Paris, le 31 Octobre 1987

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